Lucie Vellère - La musique vient quand elle veut ...

Coline Dutilleul - Mezzo - soprano I Justine Eckhaut - Piano
Lucie Vellère - En 1957, lorsque le jury, exclusivement masculin, de l’International composition contest for women composers, initié par Grace Spofford et la section américaine du Conseil international de femmes, octroie son premier prix à Lucie Vellère, la compositrice se retrouve, pour la seule fois de sa vie, sous le feu des projecteurs. Elle qui a toujours cultivé la discrétion suscite la curiosité. Comme à chaque fois qu’elle a fait entendre l’une de ses compositions, on s’étonne : « Cette femme qui mériterait une place plus en vue parmi nos compositeurs nationaux se distingue par un tempérament très personnel, une inspiration riche qui nous dévoile une âme fine, sensible et distinguée en même temps qu’une incontestable solidité d’écriture »
(Le soir, 28 avril 1939).
C’est que chez les Weiler, si la musique est une nourriture quotidienne, elle est avant tout
le lieu de l’intimité et de l’amitié. Lucie voit le jour, le 23 décembre 1896, au n° 7 de la rue
Melsens, une artère tout récemment percée au centre de Bruxelles, dans une famille aisée
d’artisans et de commerçants juifs Parisien installé à Bruxelles en 189, Henri Weiler y fonde une usine de pâtes alimentaires et de biscuits et ouvre plusieurs boutiques, notamment à la très commerçante rue Neuve. Musicien amateur de haut vol, il se fait construire, dans l’élégant quartier de Ma campagne à Ixelles, une habitation articulée autour de la salle de quatuor.
C’est lui qui enseigne les rudiments de solfège et de piano à Lucie et à sa cadette Simone. L’éducation musicale de Lucie aurait pu se poursuivre au prestigieux Conservatoire de Bruxelles ou à la très huppée Scola musicæ de Schaerbeek, mais c’est en privé qu’elle suivra les enseignements du violoniste Émile Chaumont qu’elle présentera toujours comme son maître. Soliste et chambriste réputé, il avait étudié à Berlin auprès de Carl Halir et de Max Bruch avant de se consacrer à la pédagogie, tant comme professeur que comme compositeur :
Ysaÿe jugeait ses Études la seule œuvre pédagogique intéressante de ces derniers temps.
C’est également en cours privés que Lucie approfondit sa formation auprès de deux
autres professeurs du Conservatoire : Paul Miry, pour l’harmonie, puis Joseph Jongen,
pour la composition. Comme pour ce dernier, Debussy sera toujours la référence
– « j’avoue que les impressionnistes m’ont beaucoup influencée » –, mais pas l’unique.
Ses premières publications reflètent ses goûts : après Chopin, « vers l’âge de 18 ans, c’étaient Fauré et Franck qui cette fois m’inspiraient ». Publiée en 1917, sous le nom de Weiler, Chanson nocturne est dédiée à la fois à Chaumont et à sa condisciple Cécile Laurent qui créera et dirigera dans les années 30 l’orchestre de la Jeunesse indépendante catholique féminine :
une dédicace double qui reflète cet entre-deux dans lequel s’accomplira sa carrière musicale.
Au sortir de la guerre, elle prend pour pseudonyme une prononciation française de son nom.
Les dédicataires de ses trois premières mélodies dessinent le cercle de ses professeurs.
La ronde dont l’incipit « Si toutes les filles du monde voulaient s’donner la main » constitue en soi un programme féministe est dédié à Anna Ernould, épouse de Chaumont. Harmonie lunaire l’est à l’épouse de Miry, la cantatrice Jeanne Merck dont la sœur Henriette, également cantatrice,
est en 1918 la créatrice de La mort des voiles : Samuel-Holeman juge cette mélodie « de toute beauté » et son auteur, comme « une femme compositeur des mieux douées de l’école belge » (L’horizon, 3 mai 1924). Auguste De Boeck félicite cette jeune fille de 22 ans, sans condescendance :
« Comme compositeur, vous avez vraiment de la poigne ».
Destinée aux séances musicales familiales et amicales comme le confirme sa dédicace à sa sœur Simone, violoncelliste amateur, Vieille chanson du Xe siècle est la plus ancienne de ses mélodies avec quatuor à cordes, un dispositif rare qu’elle n’invente pas, mais qu’elle étend parfois à un double quatuor afin d’obtenir cette texture orchestrale dont elle vêt ses mélodies les plus voluptueuses.
Vellère épouse son cousin René Kahn dont elle aura une fille, Micheline, née en février 1922
Celle-ci n’aura de cesse de défendre l’œuvre de sa mère et, à son décès en 2006,
confiera archives et partitions à la bibliothèque du Conservatoire de Bruxelles. Les poèmes
désabusés que Vellère puise dans Toi et moi, le recueil publié en 1912 avec un extraordinaire succès par Géraldy, pourraient bien traduire sa déconvenue conjugale. Daté d’octobre 1921,
le recueil, demeuré inédit, sans dédicataire et sans spécification vocale, s’avère singulièrement original. Si harmonie et lignes mélodiques semblent référer à Debussy, certaines inflexions à la Reynaldo Hahn posées sur des paroles triviales sont d’une ironie tendrement acérée.
Celle-ci point encore dans les passages où la compositrice opte pour une prosodie proche
de la déclamation théâtrale. Confié ici à une voix féminine – comme lors de sa création en
1937, par Germaine Claes, qui a produit « la plus délectable et la plus profonde impression »
(La nation belge, 4 mars 1937) –, ce prétendu dialogue amoureux réduit à un monologue
« vachard » use, de manière surprenante, des procédés qui, 40 ans plus tard, seront ceux
de Poulenc dans La voix humaine. Si Vellère n’abandonnera jamais la tonalité pour le
dodécaphonisme qu’elle jugeait, pour ce qu’elle en connaissait, « trop scientifique, trop
cérébral », elle se montre ici à l’écoute d’une autre évolution musicale, celle menée par
Stravinsky, par Ravel et par le groupe des Six, que Paul Collaer fait découvrir au public bruxellois à partir de 1919 …
Manuel Couvreur
André Bosquet : flower still a life I Extrait de la mort des voiles.




